Les racines du vide Marion Jäger, Stuttgart, 2021
Le regard aime flâner dans les mondes picturaux d’Émilie Picard, à travers les différents éléments et plans qui s'offrent à lui. Il s'engouffre dans un réseau clair qui dessine et traverse des motifs richement colorés. Les objets représentés semblent avoir attendu longtemps dans les recoins d’un endroit oublié. Ils décoraient des espaces ou racontaient des histoires sur des scènes de théâtre, avant de tisser à présent leur propre narration. Délivrés de leur rôle premier, ils s’assemblent, se complètent et interagissent en un spectacle statique et silencieux sur fond de fresques antiques altérées par le temps. C’est dans cet espace physique à la fois dense et restreint que les pistes d’une lecture simple se brouillent.
De nature multiple, les ramifications rhizomatiques sèment le trouble. Elles envahissent en même temps qu’elles illuminent, aèrent et valorisent la composition. Finement dentelés par ce réseau en creux, les mondes figés d'Émilie Picard semblent être soumis à une vibration scintillante continue. Le doute s’installe: Est-ce l’image qui porte ces traces ou la toile entière qui se désagrège ? Appliqués avant le premier coup de pinceau et creusés par la réserve, les blancs ouvrent un espace par le fond autant qu’ils se superposent au tout, passant par les contours clairs des formes. Le procédé met la maîtrise d’une composition virtuose au défi : Quelle partie de l’image les fissures vont-elles toucher et réduire à néant ? Quelles informations minutieusement créées seront finalement sacrifiées au vide ? Une épreuve d’humilité pour l’artiste qui aura anticipé le processus de destruction aléatoire de son propre travail.
Ces absences altèrent le motif tout comme elles le structurent et le contiennent. On pourrait les comparer aux fascias, tissu conjonctif qui relie et sépare les différentes parties du corps humain sous la peau, et les tient sous une tension vivante. Loin d’être inertes, les blancs sont de nature organique, plus être que néant. La toile n’est donc pas seulement outil d’une image qui voudrait faire oublier son support, elle fonctionne au contraire comme matière active et constitutive, comme raison d’être de l’image. L’effondrement, déjà inscrit de manière emblématique dans les objets représentés, se manifeste alors directement dans la nature de l’œuvre. Il fait l’effet d’un anachronisme bousculant notre lecture linéaire du temps.
Dans ce jeu entre apparition et disparition, deux pôles se conditionnent. Les peintures d’Émilie Picard deviennent ainsi les indices d’un principe universel, d’un mécanisme inéluctable - car si quelque chose perdure, c’est bien le fait que rien ne reste. Au fil des tableaux, les objets et motifs changent, c’est leur fin qui définit la constante. Au-delà d’un panta rhei pictural qui rappelle la fin de toute chose, l’artiste ouvre la dimension auto-référentielle d’une peinture pleinement consciente de ses limites quand on attend d'elle qu'elle éternise son objet.
Couche par couche, les tableaux d’Émilie Picard révèlent une multitude de niveaux d’espace et de temps, de forme et de fond. Entre expérience sensorielle et profondeur conceptuelle, ils nous font plonger là où les apparences nous mènent en bateau, et jouent avec nos attentes. Le renoncement comporte aussi une chance - celle d’une transformation, d’une ouverture sur l’instant présent.